Chronique Kipik : n'ayez pas peur de faire peur
Reprenons la situation pos��e la semaine pr��c��dente : votre tribu tombe nez �� nez avec une tribu qui semble pr��te �� vous disputer les ressources locales. Nous discutions des tendances naturelles de chacun, face au danger. Qui va au baston. Et qui opte plut?t pour la retraite.
Il existe en r��alit�� une troisi��me solution : ne pas choisir. Et laisser ce choix �� vos adversaires. Si possible en le mettant face �� des informations erron��es. En l'intimidant assez pour que, lorsqu'il devra choisir entre le conflit et la retraite, l'option arm��e semble tellement incertaine que la retraite paraisse plus attractive.
La nature regorge de ce genre de solutions. Gonflage, h��rissement, coloration�� tout est bon pour para?tre plus mena?ant qu'on ne l'est r��ellement. Et entra?ner une r����valuation de la situation en faveur du plus convaincant. Un atavisme qui a la vie dure : on ne recrute pas un videur sur ses capacit��s �� combattre. Mais sur la menace que son physique induit. Ce qui est bien suffisant��
Quand le pr��dateur imite la proie
Si les joueurs de poker adorent se repr��senter sous l'image d'un pr��dateur, ils n'ont aucun probl��me �� exploiter ce principe d'intimidation propre aux cr��atures g��n��ralement moins bien plac��es sur la cha?ne alimentaire. Il faut bien reconna?tre que rien n'est plus rentable que de r��ussir �� convaincre son adversaire de renoncer �� ses intentions hostiles. Non seulement il renonce au pot en cours, et �� tout ce qu'il y a d��j�� investi. Mais, en plus, il renonce aussi �� ses chances de gagner le pot.
C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles on recommande en g��n��ral de jouer As-Roi le plus rapidement possible. En elle-m��me, cette main a entre 44 et 50% de chances de gagner contre une paire (inf��rieure aux Rois). Mais si vous arrivez �� amener votre adversaire �� coucher sa paire de 7, par exemple, vous le forcez en r��alit�� �� renoncer �� ses 54% de victoire. S'il ne couchait jamais et jouait syst��matiquement �� tapis, il gagnerait 54% du temps votre tapis et perdrait le sien 46%. Chaque fois qu'il abandonne sa main, il renonce en r��alit�� �� ses droits sur la main.
Et la diff��rence n'est pas n��gligeable. Certes, on parle souvent de coinflip. Une fa?on polic��e de consid��rer que, en fait, la situation est neutre. Ou ��quilibr��e : en gros, chacun est cens�� gagner une fois sur deux. En r��alit��, la situation n'a rien d'un ��quilibre.
Un coinflip est un ��quilibre instable
Si vous et votre adversaire avez 20bb, la paire de 7 va gagner 54% du temps et perdre 46%. La diff��rence est un b��n��fice net de 1,6bb �� chaque confrontation (0,54*20-0,46*20). Chiffre auquel il faut encore ajouter 54% des blindes (soit 0,81bb). Et ��ventuellement 54% des ante. Si vous jouez sur une table de 10 joueurs avec des ante ��gales �� 1/5 de la petite blinde (en 100/200 ante 20 par exemple), le total se monte �� un b��n��fice de quasiment 3bb. Autrement dit, 15% de votre tapis.
On est d��j�� tr��s loin d'une situation ��quilibr��e. Mais ce n'est rien par rapport �� une situation o�� la paire de 7 aurait relanc�� et Ace-Roi surelance �� tapis (toujours 20bb). Ici, si les 7 paient, ils gagnent 54% du tapis adverse (20) + la relance initiale (disons 3bb) + les blindes et ante (2,5bb). Et risquent 46% de leur tapis restant (soit 17bb). Chaque fois que le joueur �� la paire de 7 se couche, il renonce �� tous ses droits sur 0,54*(20+3+2,5)-0,46*17=6bb�� plus d'un tiers du tapis qu'il lui reste au moment du choix !
L�� o�� la paire de 7 gagnerait th��oriquement 3bb, elle se retrouve �� en perdre 3 effectifs (sa relance) plus 3 potentiels (son ��quit�� sur le pot en cours) si le joueur se laisse intimider.
La loi du plus mena?ant
Evidemment, les choses ne sont jamais aussi simples (et mon exemple un peu extr��me). M��me si vous savez que les gros As repr��sentent une bonne part des mains possibles du joueur qui vous surelance �� tapis, vous ne pouvez pas non plus exclure qu'il le fasse aussi avec une paire. Et, donc, tr��s souvent, avec une paire meilleure contre laquelle vous perdrez syst��matiquement de l'argent : si votre adversaire surelan?ait �� tapis avec As-Valet ou mieux et toutes ses paires de 8 et mieux, votre paire de 7 ne gagnerait plus que 37,7% du temps (une situation l��g��rement d��favorable, de -1bb environ). C'est la force de la menace, de l'intimidation, que de faire renoncer �� tous droits sur un gain ��ventuel au profit d'une situation sans risque.
C'est aussi ce qui fait tout l'int��r��t de l'intimidation. Chaque fois qu'elle produit l'effet esp��r��, elle se traduit par un gain imm��diat. Sans risque !
Si on regarde la situation (20bb chacun, 2,5bb de blindes et ante, pp7 a ouvert �� 3bb est surelanc�� �� tapis) du c?t�� oppos��, chaque fois que As-Roi est pay�� et doit jouer le coinflip, son esp��rance de gain est de : 0,46*(20+2,5)-0,54*20=-0,45bb. Tr��s l��g��rement perdant donc. Mais chaque fois qu'il arrive �� faire coucher la paire de 7 en face, son gain est de : 2,5bb de blindes et ante + les 3bb de la relance initiale. B��n��fice net du fold : +5,5bb. Un b��n��fice 12 fois sup��rieur aux pertes que repr��sente le fait de devoir jouer le coinflip.
Dans cet exemple, si la paire de 7 ne c��de �� la menace que seulement une fois sur dix, l'As-Roi devient en fait la main r��ellement gagnante.
La fold equity change la donne
Ce que l'on appelle, dans le langage color�� (sic) du poker, la fold equity. Dans mon exemple, il suffit de 10% de fold equity (les chances que l'adversaire se couche), pour passer d'une situation l��g��rement perdante �� une situation l��g��rement gagnante. Et plus vous aurez de fold equity, plus grand sera le b��n��fice : si la paire de 7 se couche une fois sur quatre, par exemple, As-Roi gagne au final 1bb au lieu d'en perdre ?. Sans m��me compter que vous r��duisez aussi l'effet du hasard �� long terme (la fameuse variance que d��testent/aiment tant les joueurs de tournois).
En tournoi, o�� l'on joue pour l'essentiel avec des tapis entre 10 et 40 blindes, la fold equity est la cl��. Toujours avec un tapis de 20bb et des ante d'un cinqui��me de petite blinde, jouer un 40/60 (T8 contre A9 par exemple) revient �� perdre presque 10% de son tapis. Pas vraiment une proposition tr��s int��ressante. Mais si votre adversaire a encore ouvert �� 3bb, vous gagnez quasiment le triple chaque fois qu'il se couche. Il suffit donc qu'il se couche une fois sur quatre pour que l'id��e de s'engager sur un 40/60 devienne rentable.
Dans ces conditions, o�� votre adversaire va g��n��ralement se coucher sur une surelance, votre main devient alors une donn��e secondaire : toute main �� 40/60 est suffisante pour ��tre gagnante. La vraie valeur de votre main est pour l'essentiel dans la faiblesse de votre adversaire : ou il n'ose pas jouer son tapis avec une main pourtant correcte (tight weak); ou il relance avec tellement de mains qu'il peut difficilement payer une surelance (maniaque). Peu importe, tant qu'il se couche au moins 25% du temps et que vous jouiez un 40/60 le reste du temps.
Un peu de ridicule (pour vous), beaucoup de frayeurs (pour eux)
Si la fold equity joue un r?le pr��pond��rant en tournoi, du fait des profondeurs de tapis �� faire mourir de rire un habitu�� du cash game, c'est aussi une des notions les plus difficiles �� ma?triser. L'estimer, et l'estimer correctement, n'est pas une mince affaire. La moindre erreur et vous voila en train de jouer des coups perdants (financi��rement parlant). Ce que l'on doit ��viter par-dessus tout. Mais, pour ceux qui la comprennent, et parviennent �� la ma?triser, la fold equity est une source quasi infinie de profit.
Observez n'importe quel bon joueur en action et vous le retrouverez t?t ou tard en train de jouer son tournoi avec une main m��diocre. Ca vous semble ridicule ? Pour chacune de ces situations o�� il ne gagne pas sur la fold equity (et doit donc esp��rer que sa main ? ridicule ? gagne), il y en a cinq, ou dix !, qu'il va remporter sans risque, en ayant simplement r��ussi �� intimider son adversaire. Autant de fois o�� il aura donc pu maintenir son tapis �� flot. Autant de temps pendant lequel son destin ne d��pendra pas des cartes. O�� il exploite la faiblesse de ses adversaires. Apr��s tout, n'est-ce pas le secret du poker ?