Chronique Kipik : si le hasard n'existait pas...
J'ai eu, il y a quelques jours, une discussion tr��s int��ressante avec un joueur. On se conna?t assez bien. On discute de temps en temps de mains. De strat��gie. Et je pense qu'il joue un bon poker. Mais il a nettement plus de r��ussite avec les paris sportifs (son dada) qu'avec les cartes. En fait, le poker est pour lui une source de frustration plus qu'autre chose.
Pour reprendre ses mots : il ne se pense pas les ?reins assez solides pour supporter le hasard du poker?.
Si vous n'aimez pas le hasard, ne jouez pas au poker
��videmment, le hasard est toujours pr��sent au poker. C'est une part du jeu, qui cr��e un facteur d'incertitude, du suspens. Et si vous essayez de l'enlever, ou m��me de diminuer la part de hasard, vous allez vite d��couvrir que notre jeu n'a plus grand-chose d'excitant. Il en va de m��me de l'argent, d'ailleurs. A de tr��s rares exceptions pr��t, enlevez l'argent du poker et, franchement, je pr��f��re une bonne petite belotte��
La mani��re dont les joueurs vont appr��hender, anticiper, int��grer et g��rer cette part de hasard est, finalement, ce qui diff��rencie le plus, �� long terme, les bons des mauvais joueurs. On peut ainsi imaginer un joueur de g��nie, capable de deviner les mains adverses avec une pr��cision exceptionnelle, et qui ma?triserait �� la perfection toutes les techniques de jeu. Mais, en revanche, qui perdrait tous ses moyens au moindre badbeat. Qui deviendrait fou chaque fois que la river l'assassine. Et, �� l'inverse, un joueur nettement moins ?g��nial?, mais totalement d��tach�� du r��sultat. Un iceberg. Une banquise. A long terme, sur qui pariez-vous ?
Le hasard, et donc les coups de chance et de malchance, fait partie int��grante du jeu. Il en est le sel (et l'argent, le beurre). La mani��re dont vous allez g��rer cette donn��e, cette d��pendance ?ponctuelle? au hasard, va d��finir pour l'essentiel vos succ��s. Et vos ��checs.
Personne n'aime s'avouer impuissant
J'ai longtemps ��t�� un joueur qui g��rait mal le hasard. Qui partait m��chamment en vrille quand le sort semblait s'acharner sur ma pauvre personne. Apr��s tout, j'ai bien r��ussi �� envoyer en l'air une bankroll en une nuit de Limit Hold'em�� C'��tait mon handicap : une mauvaise gestion du hasard ; un trop grand attachement au r��sultat de chaque main (m��me si parler de ?handicap? est absurde quand il s'agit, en fait, d'un d��faut que partage la majorit�� des joueurs).
Prenez 100 joueurs et demandez-leur comment ils s'en sortent dans ce domaine. La plus grande partie vous dira que ??a va, ils g��rent bien?. Au mieux, ils avoueront un petit tilt passager, par-ci par-l���� Mais qui irait croire un joueur de poker ?
Le hasard et la logique
Le probl��me du hasard, c'est qu'il va clairement �� l'encontre de la fa?on dont notre cerveau fonctionne. Depuis les d��buts de l'��volution, le cerveau se d��veloppe sur un principe assez simple : ce qui produit un r��sultat satisfaisant est bon; et �� r��p��ter. Ce qui entra?ne un r��sultat n��gatif est mauvais; et �� ��viter. Touchez une fois une flamme ou une braise et vous n'aurez aucune envie de recommencer. Mangez une fois de la viande cuite sur cette m��me flamme/braise et vous n'aurez qu'une envie : domestiquer le feu.
Introduisez le hasard l��-dedans, et tout part en vrille. Ou, plut?t, introduisez les erreurs ?statistiques? li��es au hasard, ses particularit��s remarquables, et notre cerveau passe un sale quart d'heure.
Que se passe-t-il quand vous poussez sept fois de suite tapis avec As-Roi, ��tes pay�� et perdez les sept ? Comment r��agissez-vous quand vous recevez As-Roi une huiti��me fois ? Au minimum, la plupart des joueurs ressent de l'appr��hension. Parfois, cela va m��me tourner �� la certitude de l'��chec : on s'attend �� voir la petite paire en face tenir. Une fois de plus. On s'attend �� un ?hasard n��gatif? (pour autant que cela ait un quelconque sens). Et certains vont aller jusqu'�� changer leur fa?on de jouer. A d��cider de seulement payer pour voir, parce que ?eh ! y'en a marre !?. Tant pis pour la fold equity. Et tant pis pour le turn et la rivi��re qu'on ne verra pas le plus souvent, perdant du m��me coup pr��s de 40% de la valeur de notre main. La particularit�� statistique qu'on vient de vivre (les sept ��checs) a perturb�� notre analyse de la situation. Notre cerveau vient de prendre note que ?push As-Roi? semble donner un r��sultat ?perte?. Il s'y est adapt��. Et nous oriente vers une action qui ne soit pas synonyme d'��chec, qui ait plus de chances d'engendrer un r��sultat meilleur... m��me si, en r��alit��, on fait encore pire.
Mon exemple est extr��me. Mais on l'a tous v��cu. Et que dire de joueurs de Cash Game, pourtant gagnants, qui encha?nent des dizaines de milliers de mains sans b��n��fice (ou m��me en perte) ? Le cas n'a rien de rare (m��me s'il y a fort �� parier que la plupart des joueurs n'attendront pas la premi��re dizaine de milliers de mains ?�� vide? avant que leur jeu soit nettement modifi����).
L'Hhomme aime ��tre ma?tre de son destin
Le hasard nous ��chappe. Il ��chappe �� notre contr?le. A tout contr?le. D'o�� le sentiment de frustration du joueur dont je parlais. Il est capable de passer sa journ��e �� faire des paris sportifs, �� accepter sans broncher les jours sombres, o�� les favoris se ramassent �� r��p��tition. Cela lui semble naturel. On parle bien de la ?glorieuse incertitude du sport?��
Finalement, quelle diff��rence avec le poker ? Un pari sportif revient �� miser sur une ��quipe, ou un joueur, parce qu'on estime que ses chances de gagner sont meilleures que la cote offerte. Le poker consiste �� parier sur nos chances parce qu'on estime que celles-ci, �� l'abattage sur la valeur de la main, ou imm��diatement sur la fold equity, sont sup��rieures �� la cote. L'exercice est semblable. La logique absolument identique. Une cote. Une probabilit�� de gagner. Une mise raisonn��e.
On peut (en tout cas, le joueur dont je parle) accepter de perdre pari sur pari parce que c'est le sport. Et sa glorieuse incertitude. M��me Federer peut avoir un jour sans. Ou Bolt souffrir de probl��mes musculaires. C'est comme ?a. Les parieurs font avec. Il est par contre totalement frustrant de voir cinq fois de suite la couleur que cherche notre adversaire tomber �� la rivi��re. Ou cet As qu'on maudit tous dix fois par jour. Mais, dans les deux cas, on sait, au moment de miser, quelle est notre cote. Et on a fait une estimation de nos chances. Quand on part �� tapis avec une paire de Roi contre A5 assorti, on va gagner 67% du temps. Et perdre l'autre tiers. Quand on joue �� fond sa paire d'As contre une paire de Dames, on perdra environ 18% du temps. Une fois sur cinq.
Il n'y a aucune injustice dans l'��chec.
Ni de justice, ou de d?, dans la r��ussite. Seul compte d'avoir mis son argent en jeu dans une situation positive. Si vous misez chacun 30 blindes avec KK contre A5s, votre paire va en gagner 10. Chaque confrontation implique 33% de b��n��fice pour la paire. Qu'elle gagne ou perde le coup, au final, n'a aucune importance. L'important, c'est que vous ayez fait 33% de b��n��fice quand l'argent a ��t�� mis en jeu. Et tant pis si votre adversaire les empoche une fois sur trois �� votre place. Cette fois sur trois o�� il va gagner est comme un investissement pour qu'il vous paie rubis sur l'ongle les deux autres fois.
Trouvez quelqu'un pr��t �� le faire mille fois de suite parce qu'il croit �� sa bonne ��toile et vous serez le plus heureux des hommes. R��p��tez-le un million de fois et non seulement vous serez nettement plus riche, mais vous n'aurez aucun grief �� faire au hasard. Certes, votre adversaire conna?tra probablement une p��riode faste qui le verra gagner dix ou trente fois de suite (ce qui le confortera encore plus dans son impression absurde d'��tre chanceux). Mais cet ��pisode ?malchanceux? se noiera totalement sur le million de confrontations.
Le hasard agit comme un brouillard.
A court terme, il perturbe la vision que notre cerveau a d'une situation finalement ma?tris��e. Notre ?vision? des choses se concentre sur les d��tails, sur l'imm��diat, le ?visible?. Plut?t que sur l'ensemble, sur l'immensit�� statistique qui s'��tend au-del�� de notre champ de vision. De notre compr��hension.
H��las, le foss�� est immense (lui aussi) entre le savoir et l'acceptation. Et personne n'est �� l'abri d'un ?passage �� vide? o�� notre cerveau reprend son petit man��ge en cachette : si c'est bien, c'est bon. Si c'est pas bien, c'est mal.
Un de ces ��pisodes m'est arriv�� cette semaine : je jouais depuis neuf heures un tournoi Deepstack sur Pokerstars. Un jeu tranquille, smallball, sans r��elle prise de risque vu que mon tapis oscillait entre 80 et 150 blindes depuis des heures. Et j'en ai perdu l'essentiel alors qu'il ne restait plus que 27 joueurs encore en course, lorsque, pour la premi��re fois du tournoi, je me suis retrouv�� �� tapis pr��flop. AA en main, QQ en face, Q au flop. Vu que je run assez mal depuis un petit moment en fin de tournoi, ma r��action imm��diate a ��t�� de penser ?je le savais?, ?��videmment?, ?maudit? etc etc etc. Et m��me si ce tournoi n'avait pas r��ellement d'importance �� mes yeux, la frustration a ��t�� si grande que j'ai gentiment vendang�� les deux autres �� c?t��. Et jou�� le lendemain comme le pire des donkeys��
Je me suis laiss�� aveugl�� par ce ? manque de chance ?. Alors que, en r��alit��, vu le style que j'avais adopt��, la seule situation dans laquelle je pouvais me retrouver en danger ��tait en ayant AA et en trouvant un autre joueur avec un gros tapis pr��t �� gambler. Autrement dit, une situation o�� j'��tais favori �� plus de 80%. O�� j'allais donc passer ��norme chipleader, en position de force absolue �� la table, plus de 80% du temps. Bonne chance, dans ces conditions, pour m'emp��cher de terminer aux trois premi��res places.
Si quelqu'un venait me dire, �� n'importe quel moment d'un tournoi, qu'en gagnant cette main, l��, �� l'instant, j'avais 80% de chances de terminer ? sur le podium ?, je signerais dans la seconde. Sans avoir rien �� faire, jamais!, des 20% restant. Mais que cela arrive en fin de tournoi, apr��s neuf heures de jeu, et quelques ?m��saventures? similaires r��cemment, m'a fait perdre de vue la r��alit�� de la situation : je r��ve de revivre cette passe d'armes. Je ne r��ve m��me que de ?a, me retrouver avec AA et un adversaire pr��t �� risquer 100bb en tournoi (en CG aussi, d'ailleurs). Encore et encore ! Et les 20% de fois o�� ?a ne passera pas se noieront dans l'immensit�� des statistiques��
Le hasard nous lance un d��fi
Mais c'est le d��fi que le hasard lance �� notre cerveau. Le feu br?le, on sait quoi blamer. Federer perd, on trouve qui accuser (pas en forme, fatigu�� etc etc etc). Le PSG perd�� on a pris un gros risque, on savait �� quoi s'attendre, on ne peut que s'en vouloir . Mais qu'une de ces deux Dames soit au flop, ou que la couleur rentre �� la river, et il n'y a personne �� mettre au banc des accus��s que la malchance. Rien de tangible. De mat��riel. Rien qui soit acceptable par notre cerveau qui a besoin de causes et d'effets pour fonctionner�� quand la cause est de se retrouver dans une situation id��ale et l'effet d'avoir envie de pleurer.
Que ce soit le hasard des cartes ou d'un match qui d��cide de l'issue de sa mise ne change rien. Le parieur sportif a juste l'impression de contr?ler les choses. Alors que, en r��alit��, il ne contr?le rien d'autre que les chances de ?son? ��quipe par rapport �� la cote. Il n'est pas sur le terrain. Il ne peut aider. Il n'a aucune influence d'aucune sorte une fois le coup d'envoi donn��. Rien de plus, finalement, que le joueur de poker. Et, probablement, m��me moins que le joueur de poker qui, malgr�� l'incertitude quant �� certaines informations, peut se faire une id��e extr��mement pr��cise de ses ?chances?��
C'est l'objectif que tout joueur de poker se doit d'atteindre s'il veut r��ussir : se d��tacher compl��tement de l'instant, du r��sultat. Pour ne penser qu'au long terme, qu'�� la rentabilit�� ?en g��n��ral? de chaque d��cision prise. D'accepter que, si l'issue de chaque main est hors de son contr?le, chaque d��cision est, peut et doit ��tre, totalement contr?l��e. Analys��e. Et prise en connaissance de cause.
Que le hasard vienne de temps en temps au secours du joueur qui a pris la mauvaise d��cision est, sinon une bonne chose, du moins un mal n��cessaire : c'est grace au hasard, �� ces coups de chance, que des joueurs prennent de mauvaises d��cisions. Qu'ils restent jouer. Si le hasard n'existait pas, il faudrait l'inventer.
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NDLR : Kipik est un joueur de poker fran?ais, sp��cialiste des tournois en ligne. Retrouvez chaque mardi sa chronique sur Pokernews et rejoignez-le sur notre forum.